Or ce poète était proche de la Suisse – au premier chef en raison de son amour pour Charles-Albert Cingria dont il considérait l’opuscule Musique de Fribourg comme une rencontre déterminante : il fut le principal artisan de la redécouverte de l’écrivain auprès des lecteurs français. Mais il aimait ce pays, comme il aimait la Belgique ou le Luxembourg, pourtant si proches de la France, pour leurs petites différences essentielles. En 1974, invité par la Revue de Belles-Lettres, il vint à l’Université de Genève afin d’y prononcer sa première conférence intitulée Le Bitume est exquis. Resté fidèle à cette rencontre faite de complicité amicale, il donna plusieurs de ses textes inédits à la rbl, puis offrit aux éditions La Dogana, un essai sur les Chiens et Chats dans l’œuvre de Cingria, suivi, à l’occasion du passage du siècle, d’une partition en prose magnifiquement rythmée, Le Vingtième me fatigue, déambulation à la fois dans la langue et le quartier excentré du même chiffre à Paris.
Ci-dessous deux de ses proches amis et poètes, édités à La Dogana, lui rendent hommage :
Gilles Ortlieb
Gilles, le 8 octobre à Paris : « Ce qui reste ? Ta phrase infinie et ses battements, un massif de lectures avec ses balancements et ces ombres chinoises se découpant à son sommet, ton autre famille en somme (Cingria, Paul-Jean Toulet, Ponge, Claudel ou Follain, les uns et tous les autres) – histoire de cerner le sens profond du langage que son rythme amplifie et propage. Sans parler de cette autre famille, évidemment, le grand orchestre des Duke Ellington, Jimmie Lunceford, Fletcher Anderson, Jelly Roll Morton, ou celle des bluesmen qui auront rythmé chacune ou presque de tes journées et que personne n’a jamais commentés avec tant de finesse et une telle proximité. Entre le « beat » et le « swing », et les « couleurs sonores », et le rythme à deux temps, et la précision prosodique et l’inversement des points d’appui, c’est tout un savoir « accompli et dansant » qui savait communiquer au réel son tremblement pour s’en approcher plus sûrement et le restituer au plus près. Et dont le réel sortait grandi, affermi, rédimé – parfois expliqué. Et c’est lui qui t’aura, au bout du compte, permis de tutoyer l’étoile et la bactérie, l’arbre et le colibri, le vent dans les talus et les voisins de compartiment, et le monde, et la nuit, et chacun d’entre nous, venu te dire au revoir ici, aujourd’hui. »
(« Amen », Amen, Gallimard, p. 76)
Frédéric Wandelère
« Un vrai poète touche au vrai par l’imprévu. »
Frédéric, le 30 septembre, à Fribourg : Je rentre d’une promenade de nuit, Stéphanie me dit qu’une mauvaise nouvelle m’attend, qu’il faut qu’elle me donne : Jacques Réda vient de mourir. Il y a déjà sur le site du Monde un article que notre cher Patrick Kéchichian – décédé, lui, il y a deux ans, en octobre 2022 – avait écrit : un mort déjà mort écrivant sur un mort qui allait mourir après lui, comme si les morts revenaient faire escale parmi nous, rien qu’un moment… La nuit, en rêve, Jacques dédicace des livres à Stéphanie, en s’excusant de ne pas l’avoir fait, dit-il, « de mon vivant ». Paroles exactes. Les morts tout nouveaux en leur posthuméité ont encore de ces libertés ! Tous réunis, les livres de Jacques occupent, chez moi, plus d’un mètre de rayonnage. J’ai passé en revue les ouvrages qu’il agrémentait – et ornait – d’une ingénieuse dédicace augmentée parfois d’un dessin. Le vingtième me fatigue l’un de ses plus éblouissants opus de prose que Stéphanie Cudré-Mauroux avait apporté à La Dogana est bel et bien dédicacé… Le rêve devait porter sur d’autres titres…
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Je me souviens de ma découverte émerveillée, en 1975, de Récitatif, immédiatement suivie d’un article qui fut le premier à paraître sur ce recueil. Je pourrais sans exagérer dire que ces poèmes ont changé ma vie. À l’époque toute une poésie s’enfonçait dans une stérile et débilitante sécheresse : les dissertations évanescentes à prétention de poésie sur le silence, le blanc, l’impossibilité de la parole ; la dispersion de quelques mots choisis sur des pages que leur blancheur ne défendait que trop bien – pour paraphraser Mallarmé – semblaient le nec plus ultra de la poésie avancée. Réda enjambait de ses bottes de sept lieues la vallée poétique asséchée, retrouvait ou même inventait un vers au souffle long de quatorze pieds, adapté à sa musculature et à ses poumons, sans du tout se priver d’y déroger au besoin, soit pour se couler dans le dodécasyllabe qu’il maîtrise avec un naturel confondant, soit pour le porter vers des quantités claudéliennes, ou tout simplement se libérer des mètres fixes au profit d’un swing personnel. Il énonçait la notion du « vers mâché » qui, « suivant le parler usuel au nord de la Loire, élimine à la diction la plupart des e muets ». De quoi souvent me troubler, car d’innombrables poèmes de Réda se soumettent à la diction classique, l’octosyllabe, l’alexandrin même, les alternances de vers de 12 et de 14 pieds, des vers encore plus longs semblent ne jamais s’accorder cette licence du vers mâché, et quittent à l’occasion et au besoin le « parler usuel », adoptant de classiques diérèses pour se plier aux normes et contraintes du vers compté. Il s’y pliera tout à fait et le dira explicitement dans L’Adoption du système métrique (2004), multipliant les mètres et les combinaisons avec une préférence marquée pour les mètres pairs (16, 14, 10, 8 et 6 pieds) et de petites excursions dans l’impair (7, 9, 11 et 13 pieds). Sa virtuosité versificatrice est probablement sans égale, soutenue qu’elle est par une verve créatrice d’une inventivité qui n’a jamais faibli. La singulière facilité de son écriture, limpide, élégante, continuellement surprenante, s’épanouissait sur une culture, une érudition immenses, non ostentatoires, comme naturelles.
Des premiers recueils parus dans la collection du Chemin – Amen, Récitatif, La Tourne, Hors les murs – aux recueils des années deux mille, le grand arc de son invention part du concret, d’un quotidien toujours doucement transfiguré :
(« La halte à l’auberge », Amen, Gallimard, p. 40)
pour atteindre les poèmes et pages de Démêlés (2008) où les thèmes et motifs initiaux réapparaissent et semblent s’accomplir dans la plénitude de la lumière et une tonalité biblique très sensible ne serait-ce que dans le titre des suites : « Une théologie des oiseaux », « Adam et Eve », « L’Annonciation », « L’Ascension ». Ainsi « Une bergerie » remet en circulation les « bergers immobiles » quittant « le papier sombre des murs » de « La halte à l’auberge » pour la halte en une bergerie avec un berger bavard – « Berger plutôt que paysan si je dois le décrire / Avec sa cape en poil de chèvre et son rude bâton » :
(« Une bergerie », Démélés, Gallimard p. 24)
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Les derniers recueils – les cinq volumes de La Physique amusante – en ont désarçonné plus d’un. Ils amplifient ce qui s’était ébauché dans Démêlés, et, dans une forme quasiment épique, rapatrient en poésie l’histoire et les débats de la physique, acclimatant électrons, quarks, protons, photons, bosons, quanta et big-bang aux versets de la Genèse, aux méditations, récits et révélations bibliques. De la physique quantique à l’essence du rythme, Réda médite sur la destinée du vers – avec cette sorte de distance amusée et plaisantine, « le côté volontiers joueur et frivole de [son] naturel ». C’est qu’ « Un vrai poète touche au vrai par l’imprévu. »
Un mot en passant pour dire qu’il avait une façon à lui de parler en vers de la poésie des autres, des antiques aux contemporains. Un sens aiguisé de la qualité, une vista, mis au service de La Nouvelle Revue française, qui connaîtra sous sa direction, de 1987 à 1996, son été indien.
(L’adoption du système métrique, Gallimard, p. 98)
Ce qui semble presque annoncer le rêve initial de cet hommage !
Titres de Jacques Réda parus à La Dogana